Politique

Notre dangereuse vanité nationale

La Croix 17/12/1968

 

Vieux routier des Conférences internationales, je voudrais dire combien trop souvent m'ont impressionné les fautes que notre vanité nous porte à commettre. Nous nous prélassons dans un complexe de supériorité. Nous en sommes si imbus que nous ne voyons rien que nous-mêmes, au point de ne pas soupçonner le jeu de nos opposants. Nous nous ravissons de nos propres interventions. Nous polissons des rapports pour éblouir nos concitoyens. Nous en oublions la défense de leurs intérêts.

Cette sûreté de soi  en effet va presque toujours contre l'intérêt national.  Nous reposant de façon inconsidérée sur notre faculté d'improvisation, nous préparons mal nos dossiers. Surtout, nous nous croyons plus intelligents que nos partenaires, au point d'imaginer que notre seule influence résoudra tout. Nous ne tirons même pas la leçon des fautes qu'ainsi nous commettons. Que dis-je ? Nous travestissons nos échecs en victoire. Nous n'avons jamais rien voulu d'autre que le résultat obtenu, fût-il piteux ! Au moins nous serons bien vus dans les prochains cocktails. Nous ne flairons pas l'ironie d'être complimentés pour « notre hauteur de vue », appréciés pour « notre générosité », adulés pour « notre esprit compréhensif », quand ce concert de louanges exprime seulement la joie de nos partenaires d'avoir sur nous fait triompher leurs vues. On pense au mot de Montaigne : « Les hommes ne s'enflent que de vent et se manient à bonds, comme les ballons. »

Tous, nous partageons ce travers. Dans les dernières années, combien de lourdes fautes politiques commises par présomption (une présomption à laquelle participait l'homme de la rue), ne serait-ce que l'affaire de Suez où nous nous serions lancés moins légèrement si nous ne nous étions pas bercés de l'illusion que les Égyptiens ne sauraient pas administrer le Canal et que leurs pilotes auraient tôt fait d'en enfoncer les berges ! Je me rappelle aussi des conversations « à la colonie », au temps où s'amorçaient les indépendances : bien sûr, jamais les « indigènes » ne seraient à même de nous relayer ! Et de citer des anecdotes sur la prétendue incapacité de ces « indigènes ». Pourtant, vaille que vaille, nous avons été supplantés. Même si, pour que s'accroisse le pourboire (ou simplement par naturelle gentillesse), les chauffeurs de taxi nous expliquent que tout allait mieux au temps de l'administration française, personne n'est venu nous rechercher. Que bien des choses se soient dégradées depuis notre départ, c'est un fait, mais non si profondément que l'ivresse d'être indépendants ne suffise à voiler cette dégradation aux yeux de ceux qui en pâtissent. Nos méthodes sont souvent remplacées par de moins bonnes, mais celles des nouveaux dirigeants acquièrent quand même efficacité d'être à la mode du pays.

Car notre vanité nous fait souvent compter pour défaut ce qui n'est que différence avec nous. Au temps de la guerre d'Algérie, n'ai-je pas entendu, sous les préaux d'école, des contradicteurs reprocher pêle-mêle aux musulmans la circoncision, le tabou du porc, l'école coranique et une écriture qui procède en sens inverse de la nôtre ? Je me rappelle un soir – c'était à Limoges – où pour un garçon du contingent, d'ailleurs fort sympathique, toute la civilisation islamique se ramenait à des questions d'hygiène intime. Nous devrions pourtant comprendre, à travers nos propres aventures, combien il est difficile de répondre aux exigences d'un code étranger du savoir-vivre. N'ai-je pas un jour, aux Indes, offusqué jusqu'à la brouille une famille en embrassant spontanément une exquise petite fille de 2 ans ?

Certes, bien agaçants ceux de nos compatriotes qui n'admirent rien que d'étranger et dont chaque phrase commence : « En Amérique... En Allemagne... En Italie... » L'habitude de comparer compte aussi parmi nos fâcheuses manies. Mais plus fâcheux encore de ne pas savoir reconnaître les supériorités réelles des autres et plus dangereux de s'imaginer vis-à-vis d'eux des supériorités qu'on ne possède pas. L'histoire des vingt dernières années est tissée des erreurs dictées par notre gloriole nationale.